Raretés et exceptionnalités en santé

Raretés et exceptionnalités en santé

AAC Ethnologie française

 

Coordinateur-rice : Helene Kane helene.kane@univ-rouen.fr ; Yannick Le Hénaff yannick.le-henaff@univ-rouen.fr

 

Synonyme de pénurie ou d’insuffisance, la rareté est généralement porteuse de valeur. L’anthropologie économique s’est en particulier intéressée à la manière dont la « hiérarchie des biens est organisée selon leur rareté croissante » (Godelier, 1965, p. 66). La rareté se présente alors comme le résultat d’une construction, un travail social de qualification, notamment organisé par des circuits sociaux (Zelizer, 1994). Elle crée du lien tout en différenciant personnes et moments, conférant en cela un pouvoir symbolique (Mauss, 2019[1950] ; Simmel, 2013[1900]). Alors que la rareté évoque une faible quantité ou fréquence, l’exceptionnalité désigne les situations qui dérogent à une règle ou à un constat communément admis. Lorsqu’elle qualifie des individus, l’exceptionnalité souligne leur capacité à se distinguer, à se maintenir en dehors des normes par leur valeur singulière et leur créativité (Varikas & Riot-Sarcey, 1988). L’exceptionnalité construit des hiérarchies instables, de l’utile au défaillant, selon les contextes et les points de vue, et conditionne l’accès à des ressources (Trammell, 2014). Qu’en est-il lorsque ces notions concernent des problèmes de santé ?
Les travaux de sciences sociales s’orientent principalement sur des problématiques liées aux maux courants, aux épidémies et aux larges fléaux sanitaires sida, cancer ou plus récemment Covid-19 - qui nous menacent toutes et tous. Alors que la maladie constitue une forme commune et élémentaire de l’événement (Augé, 1984), la maladie rare ou les formes cliniques exceptionnelles interrogent spécifiquement « le sens du mal » et ses « causes ultimes » (Zempléni, 1985). Les souffrances considérées comme exceptionnelles peuvent aussi engager des sémantiques de la maladie comme élection (De Sardan, 1994). Dans ce numéro, nous proposons de questionner les situations rares et exceptionnelles de maladie, et la manière dont elles s’articulent à des singularités (Vidal, 2004). S’intéresser à des affections délaissées ainsi qu’aux situations cliniques méconnues concourt d’une certaine justice épistémique (Charmillot, 2014). Il s’agit non seulement de considérer comment les différentes situations de rareté sont circonscrites et catégorisées par le biais de diverses réponses thérapeutiques, mais aussi d’explorer les significations contrastées qui leur sont associées. Cette perspective ouvre une série de questionnements spécifiques. Quelles singularités fondent l’exceptionnalité de situations sanitaires et d’expériences de la maladie ? Comment ces situations d’exceptionnalité sont-elles construites, délimitées et mobilisées ? Comment les professionnel.les de santé appréhendent et répondent-ils à l’exceptionnalité clinique ? Dans quelle mesure la rareté en santé, au-delà des catégorisations médicales dont elle fait l’objet, correspond à des interprétations sociales particulières ? La rareté pose-t-elle des problématiques spécifiques aux politiques de santé ? Suscite-t-elle des formes particulières d’organisation et de mobilisations professionnelles et associatives ?
Les articles pourront traiter des singularités liées à l’identification d’une maladie rare, à des configurations sanitaires atypiques ou à des parcours de soins exceptionnels. La catégorie « maladies rares » ne recouvre en effet qu’une partie de la rareté et de l’exceptionnalité en santé, que ce numéro spécial souhaite plus largement explorer. Nous postulons qu’étudier les situations rares, exceptionnelles, singulières, voire négligées, permet d’éclairer, sous un autre angle, les concepts et approches en sciences sociales, notamment en anthropologie et sociologie de la santé. Nous valoriserons les textes s’appuyant sur des données ethnographiques et des études de cas, mobilisant des enquêtes de terrains originales ou apportant une approche réflexive quant aux spécificités des enquêtes sur des populations rares et dispersées. Les auteur-rices sont aussi encouragé-es à déployer de manière critique leurs matériaux. Plus largement, les textes pourront interroger, en se basant sur des situations en santé, ce que l’exceptionnalité apporte à la réflexion en sciences sociales s’agissant des catégorisations et de leurs usages.
Les propositions d’articles pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des trois axes suivants.

- Une « rareté » produite par des contextes, des catégories et des chiffres
Face à la rareté et l’exceptionnalité des maladies, le monde de la santé déploie des réponses diverses. La catégorie « maladie rare », par exemple, met au jour des pathologies qui, du fait de leur faible incidence, sont marginalisées par des politiques de santé publique structurées autour d’une priorisation épidémiologique (Fassin, 2021). En France, la rareté en santé est appréhendée selon une norme statistique : les « maladies rares » touchent moins d’une personne sur 2000. Ce cadrage produit des effets paradoxaux : la définition épidémiologique et politique qui en découle regroupe de nombreuses maladies ayant pour spécificité de toucher peu d’individus. En effet, entre 6000 et 7000 « maladies rares » sont identifiées, ce qui représente près de 3 millions de personnes. Ainsi, il est paradoxalement fréquent d’être atteint d’une telle pathologie. En Europe, cette catégorie émerge de la convergence d’intérêts entre associations de malades et industries pharmaceutiques, participant d’un cadrage à la fois sanitaire et économique du problème (Dalgalarrondo, 2007). Ces catégorisations répondent à des nécessités administratives permettant l’organisation des soins (Winance & Barral, 2013 ; Winance & Bertrand, 2024) et la mobilisation des fonds. Mais ce cadrage politique n’est pas neutre. La rareté fait ainsi l’objet d’un modelage mettant au cœur des préoccupations la prise en charge et l’accès aux traitements ; au risque d’une catégorisation générique, invisibilisant la diversité de ces maladies.
La catégorie « maladie rare » n’est ni étanche ni homogène, et soulève des tensions. Elle admet d’abord des contours différents selon les pays. D’une part, car les définitions varient, d’autre part, car cette catégorie recouvre des réalités disparates. Des maladies peuvent être étiquetées comme rares dans certaines zones géographiques : c’est le cas de certaines maladies dites tropicales en Europe. La rareté est également liée à des contextes et des dynamiques migratoires : la drépanocytose, maladie encore « rare » en France, est susceptible de déborder le seuil d’incidence. Ces catégorisations s’articulent à des constructions sociales différenciées de l’exceptionnalité, qui peuvent être liées notamment à des constructions sociales des âges. Par exemple, de nombreux cancers sont étiquetés comme exceptionnels chez l’enfant, alors qu’ils sont communs pour les adultes. Ces catégorisations interrogent aussi les processus de segmentation qui structurent les nosologies. Près de 250 nouvelles maladies rares sont identifiées chaque année, en partie liées à la redéfinition en sous-groupes de maladies existantes (Kerr, 2005). Lorsque les catégories de maladies se multiplient, certains problèmes de santé deviennent alors des « maladies rares ».
Les articles permettant d’interroger la porosité de ces catégories et les effets de seuil seront bienvenus, en particulier s’ils observent la fabrique de celles-ci dans les instances administratives ou médicales. Comment les troubles rares font l’objet d’étiquetage et de ré-étiquetage ? Quel est le rôle des méthodes diagnostiques dans ces découpages nosologiques ? Comment l’émergence d’une médecine personnalisée s’appuyant sur la génomique et les biotechnologies singularise les malades et participe à dépasser le clivage entre traitements des maladies rares et fréquentes (Lecompte, 2014) ? Comment ces catégorisations médicales de la rareté se confrontent à diverses catégorisations populaires des maladies ? Les contributions pourront ainsi aborder la production scientifique de la rareté, les conséquences sociales et sanitaires des innovations médicales et des classifications nosologiques ou encore les enjeux de reconnaissance de certains symptômes. Ces catégories construisent aussi des formes de légitimité morales à recevoir des soins ou des ressources qui pourront être interrogées (Willen, 2012).
Diverses désignations chevauchent, voire concurrencent, la catégorie « maladie rare », comme celles de maladie ultra-rare, de handicap ou de cancer care, de maladie tropicale négligée ou encore de médicament orphelin. Des catégories populaires tendent également à exceptionnaliser des trajectoires des maladies, qui peuvent être qualifiées de malchanceuses, singulièrement favorables voire miraculeuses. Les papiers pourront interroger les recoupements, mais aussi les tensions et les résistances entre ces diverses dénominations, qui visent à pointer des défis particuliers et à mettre en lumière des problématiques généralement négligées, voire marginalisées, par les pouvoirs publics. Seront encouragées les propositions décrivant le rôle de ces catégorisations dans l’expérience des malades ou des professionnels, tout comme leur rôle dans la production des traitements. Quels sont les appropriations et les usages de ces catégories par les différents groupes d’acteurs-rices ? Nous pouvons également faire l’hypothèse que ces catégorisations induisent des formes d’invisibilisation ou de relégation de certaines situations de santé pourtant exceptionnelles. Nous serons attentifs aux contributions portant sur ces exceptionnalités non étiquetées. Il pourra s’agir de mettre en perspective des configurations atypiques de maladies courantes, par exemple les cas d’hommes touchés par un cancer du sein ou d’enfants souffrant d’ostéoporose, les cas de patient.es présentant des évolutions cliniques exceptionnelles ou cumulant de manière singulière plusieurs pathologies.

-Une « rareté » suscitant des politiques, organisations et mobilisations spécifiques
La rareté en santé est communément présentée comme un défi pour l’organisation des soins puisqu’il s’agit d’offrir des prises en charge spécifiques pour un faible nombre de malades. Ce « défi » se décline à divers niveaux : formation des professionnel-les, planification des diagnostics voire des dépistages, développement des traitements, travail interdisciplinaire, etc. Ces difficultés organisationnelles ont été exacerbées par l’évolution des systèmes de santé et des pratiques médicales. En effet, la division du travail médical en spécialités tend à marginaliser les maladies rares et complexes, tandis que le déclin de la tradition clinique au profit d’une médecine des preuves contraint la mise sur le marché des traitements et leur prescription (Dodier, 2003 ; Huyard, 2012).
Aborder la rareté en santé permet de questionner la construction de politiques de santé concernant des interventions et prises en charge présentant un rapport coût-efficacité peu favorable dans des contextes de ressources contraintes. Emblématique des maladies rares, cette problématique se pose également pour d’autres pathologies ou polypathologies complexes, et pour un ensemble de soins dont l’efficience est difficilement démontrable. Les difficultés de prises en charge des maladies rares et complexes sont exacerbées lorsqu’elles touchent spécifiquement des populations pauvres (Bontemps & Bourmaud, 2018). Dans les pays à ressources limitées, les fonds sont principalement orientés vers la lutte contre les maladies infectieuses et la mortalité maternelle et infantile (Atlani-Duault & Vidal, 2013), contribuant au délaissement d’une vingtaine de pathologies qualifiées de « Maladies tropicales négligées ». La problématique de l’efficience économique est également posée par l’industrie pharmaceutique peu encline à développer des « médicaments orphelins », dont les coûts de développement ne seraient pas amortis par les ventes en raison du faible nombre de patients ou de l’indigence des populations concernées. Aussi est-il intéressant d’analyser, en s’appuyant sur l’observation de ces arènes politiques et décisionnelles, comment des réponses sanitaires à ces problèmes de santé rares, complexes ou négligés se construisent en dépit de la priorisation en faveur d’interventions « à haut impact », des pressions pour rationaliser des dépenses de santé, et des inégalités sociales de santé.
Face à la nécessité de démontrer une ampleur épidémiologique pour exister, la réponse aux maladies rares tend à s’appuyer sur des formes d’internationalisation, permettant de construire des cohortes de patients plus importantes et de mutualiser les ressources (HCSP & HCERES, 2023). Des centres de référence européens sont ainsi organisés par pathologies ou groupes de pathologies rares, mais leur mise en œuvre s’avère vectrice d’inégalités territoriales (Syed et al., 2015). À l’échelle nationale, les centres de référence multidisciplinaires instaurés pour favoriser un meilleur accès au diagnostic et aux soins mériteraient d’être investigué. Les articles s’intéressant à ces dispositifs récents sont encouragés, en particulier s’ils éclairent la globalisation des réponses sanitaires (Fassin, 2001). Ces organisations questionnent les logiques de réseaux, mais aussi de captation des patient-es. Comment travaille-t-on avec des malades rares et sur des maladies rares ? Comment se construit le travail en réseau, le plus souvent interdisciplinaire, et désormais de plus en plus international ? Les recherches traitant de ces questions pourront en particulier s’appuyer sur des monographies de centres ou de réseaux internationaux spécialisés.
Nous souhaitons également interroger la manière dont les professionnel-les de santé investissent la rareté et l’exceptionnalité. Dans le cas de prises en charge en oncologie par exemple, la mobilisation de la catégorie de cancer rare par certains professionnel-les facilite le travail de coordination, de circulation des savoirs et permet in fine de défendre des juridictions professionnelles (Pillayre & Besle, 2023). Le rôle joué par les professionnel-les de santé dans la prise en charge de maladies rares ou de situations cliniques exceptionnelles, notamment quant à l’inclusion ou l’exclusion des personnes touchées (Lesmo, 2023), mériterait également d’être analysé. Les articles pourront aussi examiner les trajectoires professionnelles de ceux et celles qui choisissent de se spécialiser dans la prise en charge de ces pathologies. Pourquoi certain-es s’intéressent-ils à des pathologies que la plupart des autres tendent à négliger ? Sont-ils confrontés à des difficultés spécifiques telles qu’un manque de ressources et de reconnaissance ? Quelle légitimité symbolique parviennent-ils à obtenir ? Du fait de la rareté et la dispersion des connaissances scientifiques (Rogalski, 2022), est-ce que ces professionnel.les entretiennent des rapports spécifiques avec le monde de la recherche ? Comment mobilisent-ils l’exceptionnalité pour s’affranchir de certaines normes et obtenir des accès à des traitements dérogatoires, tels que les Autorisations temporaires d’utilisation ? Comment les dispositifs techniques participent-ils à produire de l’exceptionnalité (Timmermans, 2005) ?
Une autre caractéristique des réponses sanitaires aux maladies rares et aux situations cliniques exceptionnelles concerne les mobilisations associatives et les coopérations entre patient-es et acteur-rices du monde de la santé, qui apparaissent plus poussées, induisant des formes d’interdépendance à éclairer. Médecins spécialisés comme industries pharmaceutiques encouragent ainsi l’élaboration d’associations dédiées. Ces collectifs constituent des ressources pour ces acteur-rices, en termes de recrutement de patient-es, de transmission de l’information, etc. Les collectifs dédiés aux problèmes de santé rares ou négligés se sont multipliés depuis les années 1990 (Chalamon, 2009 ; Rajtar & Knoll, 2024). L’appartenance est souvent revendiquée sur la base d’une souffrance partagée, généralement associée à une prise en charge incomplète générant exclusion et isolement (Barral & Paterson, 1994 ; Chalamon, 2009), et qui agissent comme une cause commune. Ces mobilisations associatives jouent un rôle important de cadrage, de plaidoyer et de visibilisation des maux rares, complexes ou négligées. Elles ont plus largement participé à construire une représentation de ces pathologies dans l’espace public (Huyard, 2009 ; Aureliano & Gibbon, 2018). L’engagement des associations de malades dans les dynamiques de recherche constitue une singularité du monde des maladies rares (Rabeharisoa, 2019). Certains collectifs ont participé à la construction d’objets scientifiques dans un contexte de désintérêt médical, ou bien encore défini des orientations de recherche par la distribution de fonds notamment (Barral & Paterson, 1994 ; Kahane & Larédo, 1998 ; Rabeharisoa & Callon, 1998). Cette transformation de l’économie des relations dans le monde de la recherche, au sein de laquelle les associations ne sont plus seulement reléguées au rang d’auxiliaire, n’est d’ailleurs pas sans générer des tensions qui mériteraient d’être interrogées. Diverses contributions pourront ainsi rendre compte des rôles multiples de ces associations à la fois dans la constitution de réseaux, l’identification et la sollicitation des médecins, mais aussi l’orientation des malades. Nous serons attentifs aux propositions investiguant la diversité de ces configurations associatives et interrogeant leurs possibles conséquences en termes d’inégalités des prises en charge.

- Une « rareté » qui modèle les expériences de la maladie ?
Drames exceptionnels, les situations cliniques rares présentent une large diversité s’agissant de leur symptomatologie, de leur gravité, de leur étiologie, de leur prise en charge et des représentations qu’elles charrient. Cette hétérogénéité produit des expériences variables et des effets contrastés sur la vie sociale des personnes concernées. Les pathologies génétiques transmises de manière héréditaire, qui représentent environ 80 % des maladies rares identifiées, peuvent engager des tourments spécifiques tels que des réflexions sur les origines, la filiation et l’identité, ainsi que des formes de culpabilité liées à la transmission de la maladie (Beaudevin, 2013 ; Bonnet, 2009 ; Geelen et al., 2011). Au-delà de la personne malade, il apparait pertinent de s’intéresser à la manière dont les maladies génétiques rares engagent des représentations de l’hérédité et des relations familiales (Kane, 2018 ; Waldboth et al., 2016). Les expériences se contrastent vraisemblablement selon la visibilité des maladies, leur reconnaissance et leurs représentations. Nonobstant cette diversité, il importe d’interroger l’existence de traits communs aux expériences des maladies rares, des situations sanitaires exceptionnelles (Faye, 2015), des effets secondaires ou encore des complications inattendues. Certaines personnes souffrant de troubles rares peuvent notamment partager une communauté d’expérience liée aux services de soins fréquentés ou aux soins reçus. Les réflexions sur la comparabilité de ces expériences sont encouragées. Les personnes touchées par des problèmes de santé rares ou négligés rencontrent fréquemment des difficultés de prise en charge telles que de longs délais de diagnostic, le manque de connaissances sur leur pathologie, l’absence de traitements curatifs ou encore l’éloignement des centres de soins spécialisés. Au-delà de l’enjeu d’accès aux soins, la dimension morale du diagnostic médical peut être analysée comme dispositif de reconnaissance du statut de malade, pour soi comme pour les autres (Jutel & Nettleton, 2011). Nous encourageons les auteurs-rices à éclairer, par des études de cas notamment, les conséquences de difficultés de diagnostic ou de reconnaissance de l’affection, de négligences du monde médical et d’abandon, comme étudié dans la littérature sur les symptômes médicalement inexpliqués.
L’exceptionnalité mène aussi à interroger le sentiment de solitude et d’isolement des malades (Gundersen, 2011). La qualification de maladie « orpheline » souligne aussi une forme de désaffiliation de la société et ses maux communs. En lien avec la rareté ou la marginalisation de ces maladies, les formes de reconnaissance sociale peinent également à s’imposer en population générale. Cette faible reconnaissance tend à invisibiliser ces expériences (Ciribassi & Patil, 2016) et engendre des difficultés à revendiquer un statut de malade dans les différents espaces sociaux (Joachim & Acorn, 2003 ; Le Hénaff & Héas, 2023). Entre une relative discrétion dans leur vie sociale individuelle et des efforts collectifs de mise en visibilité (Huyard, 2012), il convient d’interroger la manière dont les personnes concernées évoquent ces maladies, s’identifient et sont identifiées par les autres. Les propositions pourront également porter sur les aidant-es, et la spécificité de leur rôle dans ces contextes singuliers (Le Du et al., 2002). Les récits de vie, illness narratives ou monographie de famille pourront utilement éclairer ces dynamiques.
Les incertitudes qui entourent les diagnostics, les pronostics, les traitements et les limites imposées par la maladie (Arborio, 2019 ; Gross, 2010) peuvent également être analysées comme dimension caractéristique de l’expérience des maladies rares et des situations cliniques exceptionnelles. Du fait de manques de connaissances sur ces pathologies, les personnes et leur entourage sont exposés à de nombreux doutes s’agissant de la maladie et des effets des traitements, provoquant un sentiment de « bricolage » (Smith et al., 2023). La manière dont ils vivent avec ces incertitudes, s’adaptent, construisent des savoirs expérientiels et des narrations de soi (Arborio, 2021 ; Boucand, 2018b ; Dyson et al., 2016) ouvre de riches perspectives pouvant être développées dans les propositions.
Un dernier point d’intérêt concerne les spécificités des relations thérapeutiques (Arborio, 2019 ; Huyard, 2012), dans un cadre où ces patients — souvent sans traitement — sont parfois considérés comme difficiles (Hardy et al., 2020). Les relations tissées avec les spécialistes dans la durée ouvrent la voie à des formes de collaboration dans la production de savoirs sur la maladie. Des configurations relationnelles particulières en découlent, probablement avec des formes d’interdépendance et de communautés d’intérêts, notamment lorsque les patients « rares » ou exceptionnels constituent des ressources. En revanche, auprès de non-spécialistes, les personnes touchées se retrouvent régulièrement en position de devoir expliquer voire justifier leur maladie, et s’exposent à voir leurs plaintes peu considérées (Teixeira et al., 2019) ou leurs récits discrédités (Gross, 2021). Nous serons attentifs aux analyses éclairant ce risque de déconsidération, et la manière dont il se conjugue à des formes de discrimination liées aux milieux sociaux, au genre ou à l’origine supposée. Les symptômes peuvent être inégalement renvoyés à des dimensions psychiques (Le Hénaff et al., 2022), comme l’illustre la prise en charge de l’endométriose. Les articles pourront enfin documenter comment l’absence de réponse médicale satisfaisante à ces situations de rareté mène certains malades à privilégier d’autres réponses thérapeutiques (Benoist, 1996), qui peuvent aussi participer à reconstruire positivement l’exceptionnalité de la personne malade. En ce sens, nous encourageons les contributeurs à considérer comment la rareté ou l’exceptionnalité diversifie les itinéraires thérapeutiques et reconfigure les inégalités sociales de santé.

Calendrier :
* Les propositions de contributions (titre et résumé de 5 000 à 6 000 signes, en français ou en anglais) sont à envoyer pour le 15 septembre 2025 à la coordinatrice et au coordinateur de ce numéro:

Helene Kane helene.kane@univ-rouen.fr
Yannick Le Hénaff yannick.le-henaff@univ-rouen.fr

Elles doivent présenter les principaux axes de démonstration, les matériaux empiriques mobilisés et être assorties d’une notice bio-bibliographique de l’auteur-rice.

* Les textes définitifs des propositions retenues (de 35 000 à 70 000 signes max., espaces et bibliographie compris) sont attendus pour le 15 février 2026.

* La publication de ce numéro d’Ethnologie française est prévue courant février 2027.

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