Vivre en Antarctique, rêver l’Antarctique Premiers regards sur la société des « antarcticiens »

Vivre en Antarctique, rêver l’Antarctique
Premiers regards sur la société des « antarcticiens »

Ce numéro thématique souhaite rendre compte de manière inédite d’un mouvement émergent : les enquêtes de terrain réalisées par des chercheurs en sciences sociales en Antarctique.

Ce continent, d’une superficie de 13,9 millions de km², est unique en ce sens qu’il n’a pour ainsi dire pas d’histoire de colonisation humaine et est régi par un statut juridique exceptionnel, n’appartenant à aucun État, bien qu’il fasse l’objet de revendications territoriales. Les seules activités autorisées sur ce territoire sont celles encadrées par le traité de 1959, qui a gelé les revendications de souveraineté au profit d’une coopération scientifique [Auburn,1979 ; Burton,1979 ; Lassere, Choquet et Escudé-Joffres 2021].
La France a été pionnière dans l’exploration de l’Antarctique notamment grâce à Jules Dumont d’Urville qui débarque sur le continent et offre à la France une portion de terre qu’il baptise Adélie en hommage à son épouse Adèle. Sept États dits « possessionnés » dont la France vont émettre des revendications territoriales avant les années 1940. Ces revendications de souveraineté vont s’accompagner d’une prise de conscience de l’intérêt scientifique que représente le continent. L’année 1957/58 marque une forte avancée dans cette direction, dans le sens où les États vont dépasser les questions de possession de territoire et trouver un intérêt commun dans la recherche scientifique.
Les prétentions seront gelées par le traité sur l’Antarctique signé à Washington en décembre 1959, largement poussé par les États-Unis. Celui-ci ne stipule qu’aucune nouvelle revendication ne peut être faite et celles qui sont existantes ne peuvent ni être affirmées ni contestées pendant la durée du traité. Dans ce contexte, on peut dire que la terre Adélie reste un territoire français pour certains mais pas pour tous. Il s’agit véritablement d’une exception dans le droit international, basée non pas sur un accord mais sur un non-accord [Choquet 2019].
Ce traité sera complété par le protocole de Madrid (1991) ratifié en 1998 qui désigne l’Antarctique comme une « Réserve naturelle consacrée à la paix et à la science ». Le régime juridique interdit toute activité minière sauf à des fins scientifiques et établit des règles strictes pour la protection de l’environnement.

Au nord du continent Antarctique et plus exactement au nord du 60e degré de latitude sud se trouvent les îles sub antarctiques administrées par la France tout comme la Terre Adélie en Antarctique. Malgré la différence de statuts juridiques, nous envisageons de considérer comme une même entité, l’ensemble des bases scientifiques en Antarctique et dans les sub antarctiques, car les TAAF (Terres Australes et Antarctiques françaises) sont des territoires très isolés, sans population autochtone. Ils accueillent des populations temporaires destinées à faire et/ou permettre le développement de recherches scientifiques dans des bases où les conditions de vie comme le contexte scientifique et politique sont proches.

Les difficultés d’accès, l’importante logistique mobilisée, le coût des missions, les places disponibles dans les stations ou encore tout simplement l’importance accordée aux recherches portant sur les milieux naturels antarctiques, ont fait que ces bases ont été exclusivement dévolues aux sciences dures et expérimentales : biologistes, écologues, ornithologues, météorologues et climatologues, glaciologues, géologues, chimistes et physiciens du système terre, ou encore astronomes, et que les recherches de sciences sociales en ont été exclues .
Les recherches sur la vie humaine en Antarctique ont principalement été menées dans les domaines de la médecine [Heggie, 2019 ; Palinkas, 2001 ; Guillon, 2022] et de la psychologie [Shurley, 1973 ; Cravalho, 1996 ; Nicolas, Suedfeld et Weiss, 2015], mais les études systématiques en sciences sociales n’ont commencé qu’à partir des années 2000. Précédées par la publication de travaux en histoire et en géopolitique, les premières enquêtes empiriques réalisées sur place commencent à donner lieu à des publications anglophones depuis une dizaine d’années au sein de l’émergence du mouvement plus large des « Antarctic Humanities » [Roberts et al., 2016], mais rien n’a été publié de tel ni en français, ni sur les bases françaises.

L’objectif de ce numéro est de réunir pour la première fois les analyses des chercheurs en sciences sociales qui ont pu mener des enquêtes empiriques sur le 6e continent, dans des stations françaises, par le biais des deux seuls organismes français qui ouvrent la voie d’accès à ces terrains : l’IPEV (Institut Polaire Paul-Emile Victor) et l’administration des TAAF.

Trois axes thématiques sont proposés pour structurer les contributions :

1. L’expérience de la vie en communauté dans des milieux hostiles. Ce premier axe explore comment la méthode ethnographique peut révéler les dynamiques sociales, les normes, et les pratiques culturelles au sein de ces communautés isolées mais temporaires. En effet certains y reviennent régulièrement mais personne n’y réside en continu, alors que tous vivent leur expérience comme une parenthèse exceptionnelle. Cette vie en communauté bien particulière est donc à la croisée des études des « field sciences practices » , les études sur les communautés professionnelles temporaires isolées et les études sur les lieux de retraites spirituelles . Les articles pourraient aborder des thèmes tels que l’isolement, les relations sociales, les différences de statut, les collaborations, et la manière dont les habitants vivent, imaginent (la dimension idéelle) et communiquent leur expérience.
2. Les enjeux et les représentations de l’environnement. Dans les bases sub-antarctiques et antarctiques, un grand nombre de recherches portent sur l’histoire du climat et sur des espèces dont la survie est aujourd’hui directement menacée par le réchauffement climatique mais aussi par le développement d’activités humaines. Compte tenu du caractère fragile des écosystèmes de ces lieux et des risques environnementaux il sera utile de s’intéresser au point de vue des acteurs en place dans les stations scientifiques, sur leur vécu dans ces écosystèmes, sur les imaginaires précédant leur départ ; sur la manière dont ils analysent l’impact environnemental de leurs propres recherches ou du développement du tourisme. On pourra également interroger l’impact des conditions climatiques extrêmes sur les conditions de la recherche.
3. Le contexte scientifique et géopolitique. Le troisième axe aborde la vie en Antarctique comme un exemple de laboratoire scientifique, sans population autochtone, en marge des centres de décision institutionnels. Les contributions pourraient porter sur le rapport aux centres de décision, la préparation des missions, le travail sur place, mais aussi la négociation de l’accès au terrain et les spécificités méthodologiques d’un travail dans un lieu « scientifique » mais très difficile d’accès pour les SHS et où se pose de manière aiguë la question de la place du « being there » [Watson, 1999] dans nos stratégies d’enquête sur ces bases. La question porte bien sur les cultures épistémiques, la manière de faire de la science dans ces contextes. Nous envisageons également de nous intéresser à la manière dont les sciences y sont modelées discrètement par des enjeux géopolitiques et économiques. Quelle est la relation entre ces stations scientifiques et la dynamique ambiguë de « colonie de peuplement ». S’agit-il de produire de la science et /ou d’occuper un terrain politiquement ou économiquement signifiant ?

Nous souhaitons accueillir une diversité de perspectives et de formats d’écriture, tout en mettant l’accent sur une approche anthropologique. Les contributions permettront d’enrichir la compréhension des conditions de vie, des pratiques sociales et des imaginaires dans ces stations scientifiques, tout en réfléchissant aux implications plus larges de la recherche en Antarctique. Si le focus est placé sur les bases françaises, des contributions sur la vie dans les bases des autres pays sont également bienvenues.

Calendrier :
* Les propositions de contributions (titre et résumé de 5 000 à 6 000 signes, en français ou en anglais) sont à envoyer pour le 15 novembre 2025 à la coordinatrice et au coordinateur de ce numéro :

Isabelle Bianquis, Professeur d’Anthropologie (Emérite), Université de Tours, UMR 7324 CITERES (isabelle.bianquis@univ-tours.fr);
David Dumoulin Kervran, professeur de Sociologie, Sorbonne Nouvelle Université, UMR 7227 CREDA (david.dumoulin@sorbonne-nouvelle.fr).

Elles doivent présenter les principaux axes de démonstration, les matériaux empiriques mobilisés et être assorties d’une notice bio-bibliographique de l’auteur-rice.

* Les textes définitifs des propositions retenues (de 35 000 à 70 000 signes max., espaces et bibliographie compris) sont attendus pour le 15 mai 2026.

* La publication de ce numéro d’Ethnologie française est prévue courant mai 2027.

Bibliographie indicative
AUBURN F.M., 1979, « Consultative Status under the Antarctic Treaty », International and Comparative Law Quarterly, 28: 514–522.
BAQUIER A., 2015, L’Île de la Possession. Archipel Crozet – Terres australes et antarctiques françaises. Ethnologie d’une île déserte, Paris, Pétra, coll. « Des îles ».
BUIRON D. et DUGAST S., 2017, L’Astrolabe. Le passeur de l’Antarctique, Paris, Hachette.

BURTON S. J., 1979, « New Stresses on the Antarctic Treaty: Toward International Legal Institutions Governing Antarctic Resources », Virginia Law Review, 65 (3): 421–512.
CHOQUET A., 2019, « L’Antarctique, une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science, pour combien de temps ? » conférence « Oceanopolis- Brest », 7 mai 2019 [https://youtu.be/rk3Pq-3cXuA?si=TRJo-vR5AEDJlY2O].
CRAVALHO M. A., 1996, « Toast on ice.The ethnopsychology of the winter-over Experience in Antarctica », Ethos, 24, 4 (Dec., 1996) : 628-656.
DUFOULON S. [1998], Les Gars de la marine ; Ethnographie d’un navire de guerre, Paris, Métailié.
DUVAL M., 1998, Ni morts, ni vivants : marins ! Pour une ethnologie du huis clos, Paris, Puf.
DUMOULIN Kervran D., WERLIN J. et LAMY J., 2025, “Scientific outposts: Placing scientific infrastructures at the margins of (post)colonial territories”, Science as Culture , 34 (2) : 137-167 [https://doi.org/10.1080/09505431.2024.2381002].
GRANN D., 2022, The White Darkness, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Johan-Frederik Hel Guedj, Point Récit.
HEGGIE V., 2019, Higher and colder. A history of extreme physiology and exploration, Chicago, The University of Chicago Press.
GIRET E., 2006, « La « base » de Kerguelen : les travaux et les jours, Ethnologie française », 36 (3) : 443-455.
GIRET E., 2005, « La place des repas en milieu isolé et confiné : réconfort et revendication identitaire », Terrains et Travaux, 9 : 12-31
GUILLON E., 2022, Impact de l’hivernage dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises sur la santé : cohorte rétrospective MediTAAF », Thèse en médecine. Faculté de médecine Hyacinthe Bastaraud des Antilles et de la Guyane [https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-04403469v1].
LASSERE F., CHOQUET A. et ESCUDÉ-JOFFRES C. [2021]. Géopolitique des pôles, vers une appropriation des espaces polaires, Paris, Le Cavalier bleu.
LEPAGE E., 2014, La Lune est blanche, Paris, Futuropolis.
LEPAGE E., 2011, Voyages aux îles de la Désolation, Paris, Futuropolis.
NICOLAS M., SUEDFELD P. et WEISS K. 2015, « Affective, social and cognitive outcomes during a 1-Year wintering in Concordia », Sage Publications, 48 (8) : 1073-1091.
NICOLAS M., BISHOP S. et WEISS K., GAUDINO M., 2016, « Occupationnal and cultural adaptation during a 12 month Wintering in Antarctica », Aerospace medecine and human performance, 87 (9) : 781-789.
O’REILLY J. et SALAZAR J.F., 2017, Inhabiting the Antarctic, The Polar Journal, 7 (1): 9-25 [DOI: 10.1080/2154896X.2017.1325593].
PALINKAS L. A., 2001, Psychosocial issues in long-term space flight: Overview, Gravitational and Space Biology Bulletin, 14 (2): 25–33.
ROBERTS P., HOWKINS, A., et VAN DER WATT L-M., 2016, Antarctica and the Humanities, Londres, Palgrave Macmillan.
SALAZAR J. F., 2013, «Geographies of Place-making in Antarctica: An Ethnographic Approach», The Polar Journal, 3, 1: 53–71.
SHURLEY J. T., 1973, Antarctica is also a prime natural laboratory for the behavioural sciences. Polar Human Biology: 430–435.
SUEDFELD P., 2018, Antarctica and space as psychosocial analogues, Reach, 9 : 1–4.
WATSON C. W., 1999, Being There: Fieldwork in Anthropology, Londres, Pluto Press [https://doi.org/10.2307/j.ctt18fs9h3].